Jean-Jacques apprenti

La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie. Mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui seulement s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur mes lèvres : qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n'osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avais rien à faire, où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu'objets de jouissance pour d'autres et de privations pour moi seul; où l'image de la liberté du maître et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; où dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon coeur un objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout.

Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes m'avaient fait échapper au châtiment.

 

Lecture méthodique composée

 

Si "la sortie de Bossey" marque pour Rousseau la fin du paradis de l'enfance, assimilé à l'innocence et à la transparence des coeurs, le récit de l'apprentissage chez un graveur, M. Ducommun -et l'on imagine ce que ce nom pouvait signifier pour le jeune Jean-Jacques, nourri des prouesses des héros antiques- est aussi à placer sous le signe de la chute. Rousseau y montre en effet comment, sous la tyrannie d'un maître tyrannique, il perd toutes ses qualités naturelles pour devenir paresseux et vicieux. Nous verrons donc comment Rousseau insiste sur le rôle de l'éducation dans la formation du caractère. Comment s'exprime aussi dans le texte la nostalgie du paradis perdu de l'enfance. Enfin, nous étudierons l'importance accordée par Rousseau dans ce passage à la parole.

 

 

1. LE ROLE DE L'EDUCATION OU COMMENT ON DEVIENT MÉCHANT :

 

La tyrannie du maître a perverti Jean-Jacques : comment est développée l'idée directrice du texte ?

11. C'est la tyrannie de son maître, placée en position de sujet dans la première phrase, qui vient à bout des heureuses dispositions naturelles de l'enfant et le pervertit :

-La syntaxe insiste sur la double perversion :

* par deux conséquences de la tyrannie exercée sur l'enfant : ("finit par" = eut pour conséquence)

- la haine du travail : "La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé"

-l'apparition de vices : "et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol."

 

* par une forte opposition lexicale : travail / vice, aimer / haïr, qui renvoie aux bonnes dispositions naturelles de Jean-Jacques : "travail que j'aurais aimé", "vices que j'aurais haïs" (sous entendu, sans la tyrannie de mon maître.)

Cette première phrase détruit le préjugé selon lequel on est paresseux ou vicieux par nature . On ne naît pas paresseux ou vicieux, on le devient et c'est la société (ou le rapport aux autres) qui est déterminant pour Rousseau. Cette idée n'est pas sans rappeler ce qui rend Thélème possible dans Gargantua : on est libre à Thélème, et de ce fait, vertueux . Rabelais le prouve a contrario : si l' on est asservi, on enfreint ce joug de servitude... "car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié" (Gargantua)

12. La troisième phrase évoque une nature réservée qu'une mauvaise éducation va pervertir : Jean-Jacques était pourtant "naturellement timide et honteux".

13. Rousseau évoque les "degrés" successifs de la privation de liberté en fonction des éducateurs successifs, du père au maître, par une gradation décroissante de ses effets sur le caractère : de "hardi", il devient "libre", puis "discret" enfin "craintif".

14. La conséquence de cette mauvaise éducation est soulignée par "dès lors".

15. Rousseau use à deux reprises du verbe "devenir" qui traduit un net changement d'état exprimé par le passé simple "Je devins craintif"", "Qu'on juge de ce que je dus devenir".

La dernière phrase du paragraphe traduit bien le changement que Rousseau nous laisse imaginer en opposant un passé heureux ("Accoutumé à") à un présent malheureux ("une maison où") dans lequel il est tombé.

 

 

2. LE THEME DE LA CHUTE.

 

21. Au paradis de l'enfance s'oppose en effet fortement l'enfer d'une maison où il se retrouve enchaîné mais il n'est pas tombé dans cet état d'un coup. Il fait de la chute la métaphore de sa vie. Chassé du paradis, Rousseau ne peut aller que de malheurs en malheurs...

-Rousseau fait ressentir d'abord la différence entre "la dépendance filiale" (le terme de "dépendance" est atténué par l'adjectif "filiale", il s'agit d'un manque de liberté naturel) et "l'esclavage servile". Notez ici la redondance, l'adjectif "servile" aggravant le nom qu'il qualifie.

22. Le passé simple "une liberté (...)qui s'évanouit", "je devins", "je fus" marque une rupture dans la durée d'un passé révolu et accompli exprimé par le plus que parfait "j'avais joui" ou l'imparfait "j'étais hardi"

23. la chute est aussi soulignée par la métaphore des "degrés", qui marque les étapes de la privation de liberté : la chute a pour terme la fin de la liberté puisque la liberté "s'évanouit (...) tout à fait".

24. l'expression "enfant perdu" a une forte connotation religieuse.Elle fait penser à la chute et renvoie aussi à la perdition opposée au salut, à la brebis égarée sans pasteur.

25. Enfin l'opposition entre le champ lexical de l'esclavage et celui de la liberté recoupe, dans la dernière phrase du premier paragraphe, l'opposition entre la vie passée et celle de la vie en apprentissage :

-les cinq premiers compléments de l'adjectif "accoutumé" disent la liberté passée de Rousseau :

-dans ses rapports sociaux (liberté dans l'égalité vis à vis des supérieurs : on pense à l'utopie de Clarens, dans la Nouvelle Héloïse où les nobles et les paysans composent une société harmonieuse).

-dans ses désirs (plaisirs de la table partagés)

-dans l'expression.

Ils renvoient au bonheur et à la transparence du paradis, à laquelle est associée l'enfance : on sait que toute sa vie Rousseau souffrira de l'incommunicabilité des âmes.

-Ils s'opposent point par point, et de manière concentrique, à la privation des libertés : notez la disposition en inclusions concentriques des éléments se rapportant à la liberté passée et de ceux se rapportant à sa privation.

Ainsi à l'expression "accoutumé à mettre tous les mouvements de mon coeur sur mes lèvres" répond, après le pivot de l'interpellation du lecteur, l'évocation d'une maison où il n'osait "ouvrir la bouche", aux désirs satisfaits, la frustration d'un bon repas et à la liberté, l'enchaînement au travail.

- A la jouissance des autres s'oppose aussi sa frustration personnelle : "Je ne voyais qu'objets de jouissance pour d'autres et de privations pour moi seul", à "la liberté du maître" s'oppose son propre "assujettissement".

-La dernière proposition relative introduite par "enfin" donne la cause de sa perte : c'est parce qu'il est privé de ce qu'il désire qu'il vole.

Ainsi le paradis de l'enfance s'oppose au monde de l'adulte qui, par la tyrannie d'un mauvais maître, incite Jean-Jacques à la convoitise. Mais la souffrance de Jean-Jacques tient peut-être moins dans les privations matérielles que dans la privation de la parole.

 

3. LE THÈME DE LA PAROLE SALVATRICE

A six reprises dans le texte, Rousseau fait en effet allusion à la jouissance de la parole et évoque la frustration qu'entraîne la privation de celle-ci.

31. Par trois fois, quand il évoque sa vie avant l'apprentissage; il était "hardi" chez son père. Cette expression renvoie aux paroles autant qu'aux actes.

De même, Rousseau osait témoigner de ces désirs : "pas un seul désir que je ne témoignasse".

Par ailleurs, la référence à la parole est placée au coeur de la disposition en inclusions concentriques, de part et d'autre de l'adresse au lecteur "qu'on juge..." :

"où je n'osais ouvrir la bouche" s'oppose à "Accoutumé à mettre tous les mouvements de coeur sur mes lèvres". Cette disposition particulière témoigne du fait que c'est la parole qui est le bien le plus précieux pour Rousseau.

Mais surtout, à deux reprises, et de la manière la plus significative, il répète la même expression "où je n'osais ouvrir la bouche" .

Et de préciser la seconde fois "dans les disputes sur ce que je savais de mieux" . La frustration de Rousseau naît du fait qu'on ne lui reconnaisse pas sa place dans le débat alors qu'il est cultivé. Le droit à la parole ne lui est pas reconnu. Or c'est là un des ressorts de l'oeuvre, Rousseau a conscience que la parole est un enjeu de pouvoir : c'est d'ailleurs sur ce point précis de la parole qu'il interpelle le lecteur : "qu'on juge de ce que je dus devenir dans un univers où je n'osais pas ouvrir la bouche"

32. Enfin, dans la dernière phrase de l'extrait, il évoque le pouvoir salvateur des mots qui font échapper au châtiment (la solitude?) et qui renvoient bien au dessein des Confessions : prendre la parole pour séduire, pour éviter le jugement négatif de ses contemporains.

D'autres épisodes, dont celui raconté à la suite immédiate du passage, montreront comment la parole peut rétablir une situation (le dîner de Turin, l'épisode du souterrain).

 

Ainsi ce texte est bien emblématique de l'oeuvre car s'y jouent plusieurs de ses thèmes : celui du rôle de l'éducation dans la constitution de la personnalité, celui du mythe du paradis perdu, de la dénonciation de la tyrannie et de l'inégalité, et celui du pouvoir des mots. Ce dernier est assurément très important puisqu'il renvoie au dessein de l'oeuvre et rejoint le but premier de Rousseau : être compris de son lecteur par la magie de la parole prise, de "la bouche ouverte" que rien ne vient fermer.

 

Commentaire proposé
par Marc Fesneau
<mfesneau@nordnet.fr>

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