Lecture Méthodique du Préambule

 

L'incipit des Confessions est un préambule qui permet à Rousseau de présenter son projet autobiographique, de faire un pacte avec son lecteur. En trois paragraphes, il annonce ses intentions, explique pourquoi il est l'objet de son oeuvre-et lui seul, avant, dans un troisième paragraphe, de prendre Dieu pour destinataire. On s'interrogera sur les raisons d'un tel choix en analysant d'abord le projet de Rousseau (1er et 2d paragraphe), la manière dont il se met en scène au jour du Jugement Dernier et pourquoi il le fait ainsi. (3ème paragraphe).

 

I. LE PROJET DE ROUSSEAU

11. Un projet autobiographique

- analysez la situation de communication :

-occurrences du "Je"

-le sujet et l'objet renvoient à la même personne (dans la seconde phrase)

 

22 . Un projet original

-dans sa démarche :

-observez les temps de la 1ère phrase : "une entreprise qui n'eut... et dont l'exécution n'aura ...)

Rousseau insiste par là sur le caractère unique de sa démarche, dans le passé, comme dans le futur. Orgueil de Rousseau ? non, car Montaigne, par exemple, n'avait pas pour but de dévoiler les ressorts de la psychologie humaine. Rousseau n'imagine pas le succès futur des Confessions . Il ne pouvait prévoir que la génération romantique (et ses héros) s'engouffrerait dans ses pas et encore moins que Freud explorerait l'inconscient.

-comme Montaigne, il veut qu'on le voit "en sa façon simple et naturelle", mais la volonté de transparence est plus forte : il veut être vu dans "la vérité de la nature", c'est à dire sans artifices sociaux, sans masques.

-notez l'effet ménagé de surprise qui met en valeur le moi : "Je veux montrer à mes semblables un homme(...) et cet homme, ce sera moi. Puis, après un passage à la ligne, insistance de Rousseau : "moi, seul" , par la répétition de "moi" et la phrase nominale.

-projet original de par le caractère exceptionnel de Rousseau

-égocentrisme ? Non Rousseau a conscience de sa différence, de sa solitude. Il ne justifie pas sa réponse par des arguments développés comme dans le premier préambule : alors, il insistait sur le fait que les romans, les Caractères ne pouvaient peindre l'homme dans son devenir, son histoire. Ici, pas de lien logique, mais une phrase simple qui oppose son coeur aux hommes : " Je sens mon coeur et je connais les hommes". Au "Je" sensible s'opposent les hommes qui l'ont fait souffrir. Voilà pourquoi Rousseau les connaît.

Rousseau se compare ensuite aux autres hommes : "Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus, j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent". NB la généralisation : de "ceux que j'ai vus", il passe à "comme aucun de ceux qui existent" dans une phrase aux deux propositions indépendantes à la syntaxe identique (effet d'insistance). Il y a là comme une provocation du lecteur qui fermera peut être le livre, mais qui pourra aussi décider de le faire mentir en continuant sa lecture...

Rousseau a aussitôt conscience d'être allé trop loin puisqu'il nuance son propos dans la phrase suivante en insistant plus sur sa différence que sur sa supériorité "au moins, je suis autre". On peut ici brièvement dire à quel point Rousseau est unique en son siècle, ne serait-ce que par son statut social. Quel picaro au XVIIIème siècle devient un grand écrivain , est reçu dans les salons et par le roi ?

Rousseau insiste ensuite sur la singularité de sa naissance : "Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté"... Pour dire qu'il faut le juger après l'avoir lu, il personnifie la nature, puis exprime sa souffrance originelle en rappelant par la métaphore du moule brisé la mort de sa mère. Là, Rousseau s'identifie totalement à sa mère qu'il a remplacée auprès de son père. Au moment où la nature a tué sa mère, "brisé le moule", il est né. Il est significatif que Rousseau évoque sa naissance par la mort de sa mère. Il se place ainsi sous le signe d'un destin d'exception.

Il en appelle enfin à la compréhension du lecteur : "c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu". Le destinataire est ici le lecteur indéfini.

Mais pourquoi ne pas s'adresser directement à lui dans le paragraphe suivant ? C'est Dieu qu'il prend en effet comme destinataire.

 

II . LA MISE EN SCENE DU JUGEMENT DERNIER

1. Cette adresse à Dieu, par cette vision du jour du Jugement Dernier, renvoie au sens religieux du mot confession. Mais ce n'est pas ici pour obtenir le pardon de Dieu que Rousseau s'adresse à lui, c'est pour que ses "semblables" "soient rassemblés et écoutent le livre de sa vie. Cette transposition des lecteurs au jour du jugement dernier n'est pas gratuite. Rousseau ne veut pas être jugé sur des apparences, s'il convoque l'humanité devant le trône céleste, c'est pour affirmer son désir d'authenticité : devant Dieu, on est nu, "dans la vérité de la nature". Devant Dieu , on ne peut mentir. Dieu est aussi pris à témoin de sa sincérité.

2. Si Rousseau fait référence à la Bible, c'est aussi qu'il en est nourri. Qu'on en juge par cet extrait de l'Apocalypse de Jean (XX:12) :

«Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs oeuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres.»

C'est d'humilité qu'il s'agit ici; certes, Rousseau va se représenter dans une position centrale ( "Rassemble autour de moi..."), mais ce livre qu'il tient à la main et qui renvoie aux livres dont parle Jean, c'est celui de ses Confessions. Rousseau dira tout, comme Dieu a tout vu et consigné dans le grand livre. Rousseau veut avoir pour lui même la même lucidité que Dieu a sur les hommes.

3. La volonté de tout dire est exprimée avec solennité dans la phrase au rythme ternaire : "Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus". Notez la gradation. Elle traduit le fait qu'il ne s'agit pas ici de Mémoires qui ne relateraient que les actes, il s'agit aussi des pensées, et de l'être!

Elle s'exprime aussi par les antithèses" qui opposent le" bien" au"mal", le "mauvais" au "bon", les adjectifs "misérable" et "vil" à "bon", "généreux" et "sublime". Certes Rousseau donne deux adjectifs péjoratifs et trois mélioratifs. Les deux gradations s'opposent, Doit-on penser qu'il se juge meilleur que vil ? Peut-être, mais l'envolée lyrique dans cette langue toute classique appelait un rythme ternaire pour la chute de la phrase.

4. Cela dit, Rousseau est conscient des difficultés du sujet et comme dans le premier préambule, il fait allusion aux possibles défauts de mémoire et au danger de recourir à des "ornements" pour les masquer.Son désir de sincérité apparaît avec le lexique du dévoilement.

5. Enfin, les modes impératif et subjonctif sont ceux de la prière, de la supplique (pensez au Notre Père) ; "Être éternel, rassemble..." Notons ici la solennité des trois injonctions ("qu'ils écoutent..., qu'ils gémissent...,qu'ils rougissent") au rythme biblique, l'usage par Rousseau du mot "semblable", par lequel il ne se démarque pas de sa condition d'homme et l'insistance sur les "indignités" et "les misères".

6. Le Préambule s'achève par un défi lancé au lecteur, invité à se montrer aussi sincère que Rousseau, sinon plus :"Que chacun d'eux découvre..." . On relève, une fois de plus le lexique du dévoilement. Là encore, il s'agit moins d'orgueil que de la conscience d'une oeuvre qui prend le parti de la transparence des coeurs, du dévoilement total de ce que Rousseau appelle dans le premier préambule "la chambre obscure".

 

Ainsi, Rousseau a conscience du caractère unique de son projet. Derrière cette prière au Souverain Juge, il lance un appel désespéré au lecteur. Ce que demande Rousseau, ce n'est pas l'indulgence de Dieu, mais celle de ses semblables dont Dieu, absolument juste, incarne l'idéal puisque Lui voit tout et sait tout. Rousseau n'espère-t-il pas ici que le lecteur, poursuivant sa lecture plus avant, devienne son ami, c'est à dire "un être formé selon son coeur"?

 

Commentaire proposé
par Marc Fesneau
<mfesneau@nordnet.fr>

 

Voir l'autre commentaire (de J.E. Gadenne)

Retour à la page ROUSSEAU

 [retour à la page d'accueil du site]