Bossey
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La fessée:

Eléments de lecture méthodique

 

La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractère. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je m'élevais par élans, à des mouvements sublimes, mais je retombais aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait était le plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin l'était; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon coeur les dispositions qu'il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir sur le visage de Mlle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m'affectait pourtant extrêmement; car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, et je puis dire ici que l'attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la chagriner.

Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité non plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n'était jamais emportée, je m'en affligeais, et ne m'en mutinais point. J'étais plus fâché de déplaire que d'être puni, et le signe du mécontentent m'était plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de s'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.

Comme Mlle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants, quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été, et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé.

Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre, et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.

Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s'étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, j'eus désormais l'honneur, dont je me serai bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

L'étude de ce long passage doit permettre éventuellement de s'attacher à l'apprentissage de la lecture méthodique du premier paragraphe. Mais, une technique maîtrisée pour un paragraphe doit permettre de passer à n'importe lequel.

1. Situation du passage
Rappeler ce qui s'est passé avant et ce vers quoi on s'achemine après .
Nous sommes dans le livre I des Confessions, et Rousseau, après avoir évoqué ses parents, sa naissance, en vient à parler de sa de son séjour à Bossey, du fait du départ de son père.
Par la suite, après Bossey commencera l'apprentissage et le livre I se terminera sur le départ de Genève.
Evoquer brièvement ce dont il s'agit ici .
Evocation de ce temps idyllique de Bossey. Insistance sur l'importance de cette époque dans la formation du caractère, à la fois par l'environnement de choix, par l'éducation donnée par des gens de qualité. Pourtant, insensiblement, du caractère de Rousseau, à l'éducation, on glisse vers une mise en évidence de ce que le cadre et les événements marquent d'une trace indélébile l'âme d'un jeune enfant.
Dès lors, quels axes d'étude ?
Ils sont nombreux selon que l'on privilégie le rapport de Rousseau avec son lecteur, ou le caractère descriptif et narratif de ses textes, ou que l'on préfère plutôt s'attacher à la valeur argumentative du passage.

2. Schématiquement quelques repères pour ces axes

-> Rousseau et son lecteur :
" notre espèce "
" je puis dire ici "
Cette utilisation du " nous " (à ne pas confondre avec le nous qui désigne J.J. et son cousin, plus loin), ainsi que le repère relatif " ici ", traduisent le dialogue que Rousseau entend conduire avec son lecteur.
C'est un des éléments qui permet de rappeler que les Confessions sont d'abord destinées à être lues par le public. Par la même occasion, cela souligne aussi tout ce que l'écriture peut avoir de construit, Rousseau ne perdant jamais de vu qu'il écrit pour lui mais aussi pour un autre qui n'est pas lui.
De là aussi des formes qui traduisent l'explication que Rousseau donne de ses propos, du rôle qu'il entend leur donner en plus du simple récit d'un passé révolu..
" Qu'on changerait de méthode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle que l'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! "
" Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement ? "
La première citation souligne à la fois par le " on " la mise en cause de pratiques non seulement généralisées mais aussi rejetées par Rousseau. En même temps, Rousseau prépare ainsi la conclusion du passage (effets éloignés <=> a décidé de mes goûts dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement). Dès lors il n'y a plus de doute possible, ce passage se consacre à une thèse que Rousseau va d'abord présenter à travers un cas concret. Ainsi, s'établit une " navette ", un va-et-vient entre le moi de Rousseau et l'homme qu'il entend représenter afin de servir à l'édification du lecteur, soulignant plus nettement le double statut de son moi, objet et sujet tout à la fois.
Enfin, on pourrait aussi mettre en évidence le travail de Rousseau écrivain, narrateur-metteur en scène qui sans cesse tisse un fil entre des faits et leurs conséquences: outre la dernière citation précédente, on pourrait montrer comment Rousseau, en soulignant " qu'il ne lui [la manière dont je vivais à Bossey] a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractère. ", entrouvre une fenêtre sur le rapport entre l'événement évoqué, la période et la suite de sa vie, donc de son oeuvre. De là aussi l'apparition de marques de jugement du narrateur : " je crois que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi ", de pauses aussi dans son récit, sortes d'hésitations, de scrupules (" Il est embarrassant de s'expliquer mieux, mais cependant il le faut "). Mais, ambiguïté du récit dans la mesure où l'oeuvre semble se confondre avec la découverte d'un caractère, où l'événement semble acte fondateur d'une personnalité mais où cette personnalité, qui nous est présentée comme incontestablement pure dans le préambule, apparaît tout de même plus complexe à la découverte des faits.

-> Un texte mis en scène :
D'où vient cette impression de difficulté lorsque l'on cherche à décortiquer le passage ? Sans doute du mélange de formes de textes, d'utilisation d'effets contrastés aussi.
En effet, outre les différences déjà soulignées entre la description et le discours de Rousseau s'adressant à son lecteur, on peut noter des oppositions entre :
imparfait/passé simple
durée marquant une période/ fin de cette période
intensité de cette période / mélancolie, regret
récit, descriptions / généralités
dimensions particulière, concrète/ effort constant de généralisation.

3. Dès lors, il convient peut-être de se pencher sur le récit lui-même avant d'essayer de comprendre sa dimension idéologique et argumentative.
->
On notera tout d'abord dans le premier paragraphe, la dimension hyperbolique d'une bonne partie du vocabulaire et des expressions, l'importance du vocabulaire des sentiments, les antithèses (rientout). On pourra aussi se demander si le dernier paragraphe de l'extrait n'est pas celui qui se rapproche le plus du premier quant à ces mêmes effets.
->
On relèvera aussi le travail effectué par Rousseau, de resserrement du cadre puis d'élargissement à la fin :
Bossey > être aimé de tout ce qui m'approchait> Mlle Lambercier ( 1-3-4-5)> demoiselles Lambercier
Attitude générale de J.J., son caractère > son attitude avant le châtiment et après > son attitude générale en rapport avec l'expérience évoquée.
-> Idem dans le 1 : les traits généraux de son caractère > le caractère du cadre de son éducation [j 'étais doux>mon cousin l'était>ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes] > son attitude par rapport à Mlle Lambercier.

-> On relèvera aussi le phénomène d'écho ou de récurrence :
- durée : " je vivais à Bossey ", " durer "
- amour : " Etre aimé de tout ce qui m'approchait était le plus vif de mes désirs ", " Je ne connaissais rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi ", " l'attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la chagriner ", " j'étais plus fâché de déplaire que d'être puni ", " le signe du mécontentement m'étais plus cruel que la peine afflictive ", " uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier "
- réprimande, puni, correction, châtiment, châtiment d'enfant, punition des enfants, huit ans,grand garçon

-> Enfin, on notera l'accélération finale du récit qui clôt les conséquences de l'ultime fessée : Nous avions jusque-là couché/ Deux jours après , j'eus désormais
(Utilisation du passé simple par rapport à l'imparfait)

-> En somme, on peut comprendre peu à peu que Rousseau tâche de construire une narration de ses souvenirs, selon un phénomène de gradation :
Sous cet angle, le cadre premier traduit l'aptitude de JJ à bien faire par affection et par besoin d'affection ( 1); le glissement au 2 de la sévérité avec la précision " au besoin ", traduit un autre cadre qui suppose des exceptions (quelquefois - 3).Par contre, " cette récidive arriva " entre dans le détail d'une narration événementielle.

4. La valeur de cette expérience.
-> L'importance et la localisation du champ lexical de la nature et ses occurences : " naturellement " ( 1) " les dispositions qu'il reçut de la nature " ( 1) " naturellement " ( 6) => manifestement au début et à la fin du passage.
On notera cependant l'inversion produite dans l'utilisation du terme : Rousseau parle de sa nature dans le premier paragraphe, par contre il traduit une " déviation " à la fin puisqu'il a été influencé " dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement "

-> De même, l'insistance de Rousseau à la généralisation n'a pas pour seul motif de prendre soin de son lecteur. L'insistance sur la durée, et la rupture brutale de cet état de grâce, les conséquences définitives sur sa vie d'adulte, l'idéalisation du début, tout montre que ce passage revêt une importance particulière pour Rousseau.
-> Bien sûr le passage traduit un basculement dans la vie d'adulte, mais, au-delà il est représentatif de l'influence du milieu extérieur. Rousseau insiste beaucoup sur cette importance dans le premier paragraphe, il y revient dans le dernier. Entre les deux, il souligne la valeur exemplaire de son histoire (" leçon ", " exemple ", " commun "). Enfin, l'interrogation rhétorique " Qui croirait que " marque bien par la continuité d'une énonciation de l'indéfini qui prolonge le " on " du 2, que Rousseau entend souligner combien l'éducation est un élément clé dans l'éveil au monde d'un enfant.
-> Car cette éducation conditionne l'adaptation de l'adulte à la société. Ici, on s'aperçoit que l'expérience de la sexualité pour J.J. se fait au détour d'un acte banal dont les conséquences ne sont pas si banales (" a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi " on notera la gradation, l'élargissement de la construction et le martèlement lié à la répétition d'une construction identique)
-> On notera aussi la construction argumentative du texte et sa progression par étapes . Ainsi, l'utilisation de l'opposition est fréquemment utilisée :
* 1 : " Comme elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son frère; mais comme cette sévérité ", " Il est embarrassant de s'expliquer mieux, mais cependant il le faut "
* 2: " Assez longtemps elle s'en tint ; mais après l'exécution  "
* 4: " Il est vrai .Mais , de l'humeur dont il était "
* 5: " Cette récidive . Mais cette seconde fois "
* A cela il convient d'ajouter les antithèses (" brûlant "/ " froid "; envie d'une punition)

 

Remarques proposées par
Yvon JOSEPH-HENRI
Yvon.JOSEPH-HENRI@wanadoo.fr

 

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